Dans une tribune publiée le 5 novembre par le journal Le Monde et le site web de France Inter, les quinze juges des enfants du TGI de Bobigny (93) ont lancé un « appel au secours » face à ce qu’ils qualifient de “forte dégradation des dispositifs de protection de l’enfance en Seine-Saint-Denis” (www.franceinter.fr). Le président du Conseil départemental, Stéphane Troussel, a répondu le jour même sur son site internet dans un même esprit de sincérité (www.stephanetroussel.fr), en pointant du doigt les défaillances budgétaires de l’Etat.

« Nous sommes devenus les juges de mesures fictives », écrivent les juges dans leur tribune. “Les mesures d’assistance éducative, exercées pour la plupart par le secteur associatif habilité, sont actuellement soumises à des délais de prise en charge inacceptables en matière de protection de l’enfance : il s’écoule jusqu’à 18 mois entre l’audience au cours de laquelle la décision est prononcée par le juge des enfants et l’affectation du suivi à un éducateur. Près de 900 mesures, soit 900 familles, sont en attente”. Une situation qu’ils attribuent au manque flagrant de personnel, lié aux restrictions budgétaires. Dans les circonscriptions d’action sociale, ajoutent-ils, les éducateurs du conseil départemental, en sous-effectif eux aussi, ne parviennent plus à assurer correctement les missions de l’Aide sociale à l’enfance : accompagnement des enfants placés et de leurs familles, prise en charge des traumatismes et organisation des visites médiatisées requérant l’intervention constante d’un éducateur et d’un psychologue, évaluation approfondie des situations signalées par les écoles ou les assistantes sociales de secteur. Le repérage et l’analyse des dangers auxquels sont confrontés les enfants du département deviennent de plus en plus difficiles”.

Côté Justice, leur regard n’est guère plus positif. Même si, précisent-ils, “au Tribunal pour enfants de Bobigny, un quinzième cabinet de juge des enfants a été créé, nos greffiers en nombre insuffisant sont aussi en grande difficulté pour remplir leurs missions : leur absence, pourtant illégale, aux audiences en assistance éducative est à présent la norme. Les jugements pénaux sont, quant à eux, notifiés dans des délais (environ un an) qui leur ôtent véritablement leur sens, dans un département où les actes de délinquance sont nombreux”.

“Les enjeux sont cruciaux pour la société de demain, concluent-ils : des enfants mal protégés, ce seront davantage d’adultes vulnérables, de drames humains, de personnes sans abri et dans l’incapacité de travailler. Ce seront davantage de coûts sociaux, de prises en charge en psychiatrie, de majeurs à protéger, et, ce n’est plus à prouver, davantage de passages à l’acte criminel. Le meilleur rempart à la violence extrême, sous toutes ses formes, y compris la violence terroriste, est, nous en sommes convaincus, une politique efficace de détection des violences précoces et de protection des enfants qui en sont les victimes”.

Dans la réponse qu’il a souhaité faire à cette tribune, le président du Conseil départemental, Stéphane Troussel, précise d’abord qu’il y voit “ l’expression d’une réalité douloureuse et complexe que nul ne saurait nier”. “Oui, écrit-il, les juges ont raison de pointer du doigt les difficultés qui concernent au premier chef les enfants et leurs familles. Oui, les délais d’application des mesures de justice sont parfois trop longs. Oui, la question des moyens humains et financiers est primordiale, comme l’est tout autant celle d’une meilleure coordination entre tous les acteurs de la protection de l’enfance (…). Les juges ont en partie raison : il y a un problème pour l’enfance en danger, et ce malgré les moyens importants que le Département consacre à l’aide sociale à l’enfance (ASE)”.

Ceci étant posé, il tient à rappeler l’importance de l’investissement de son Département dans les dépenses sociales. “La vérité c’est que le budget de l’ASE en Seine-Saint-Denis est le plus gros budget d’Île-de-France (hors Paris) et que nous l’avons encore fortement augmenté ces derniers mois : il passera de 253 millions d’euros en 2018 à 273 millions d’euros en 2019. D’ailleurs, la Cour des Comptes a noté que les dépenses sociales « indirectes » (c’est-à-dire principalement l’ASE) avaient augmenté de 20% en Seine-Saint-Denis d’une année sur l’autre ; c’est de loin un record dans le pays”. Il souligne aussi “que la Seine-Saint-Denis assume déjà à la place de l’État une large part de la solidarité nationale. Nous accueillons et prenons en charge les MNA, dont le nombre a triplé depuis 2015. Pour ces jeunes, qui ont droit à une protection, seules 10% de nos dépenses sont compensées (…). Et d’ajouter l’exemple des enfants de retour de Syrie, qui arrivant par l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, relèvent du tribunal de Bobigny : “Pour ce qui représente 2,8 millions de budget, l’État nous compense royalement à hauteur de 250 000 euros”. Pour Stéphane Troussel : “derrière ces chiffres vertigineux, il y a une réalité très concrète, celle de ces enfants et familles qui sont les victimes directes des contraintes financières toujours plus fortes pesant sur les collectivités. En Seine-Saint-Denis, ce sont 300 millions d’aides sociales que nous finançons à la place de l’État. Ceci alors que, dans le même temps, le gouvernement nous impose toujours plus d’économies ! Se défausser sans cesse sur les collectivités alors qu’on ne leur donne pas les moyens d’assumer correctement les missions qu’on leur confie, cela s’appelle faire la politique de l’autruche.

On ne peut pas avoir d’un côté des décisions qui sont prises, sans se préoccuper de l’autre des capacités réelles à les mettre en œuvre”. “Tous les rapports, toutes les études le pointent inlassablement : en Seine-Saint-Denis, il y a un État défaillant. Sur le sujet de la protection de l’enfance, comme sur tant d’autres, tant qu’il n’y aura pas de volonté massive et durable de rattrapage en Seine-Saint-Denis, croire que les collectivités y feront face seules relève au mieux du leurre, au pire du cynisme”, conclut-il.