Une lente inscription dans le droit…
En 1996, sur une recommandation du Parlement des enfants[1], une loi[2], de portée générale, est votée. Inscrite dans le Code civil au chapitre relatif à l’autorité parentale[3], elle vise prioritairement à cette époque les situations de divorce. Elle dispose que « l’enfant ne doit pas être séparé de ses frères et sÅ“urs, sauf si cela n’est pas possible ou si son intérêt commande une autre solution ». Si cette loi constitue une avancée certaine, ce n’est qu’onze ans plus tard que l’accueil conjoint des frères et sÅ“urs dans le cadre de la protection de l’enfance est inscrit dans le droit, avec la loi de 2007[4] qui prévoit que « le lieu d’accueil de l’enfant doit être recherché dans l’intérêt de celui-ci et afin de faciliter […] le maintien de ses liens avec ses frères et sÅ“urs […] »[5]. En 2016, la loi relative à la protection de l’enfant[6] vient renforcer cette disposition, en ajoutant aux missions de l’Aide sociale à l’enfance celle de « veiller à ce que les liens d’attachement noués par l’enfant avec ses frères et sÅ“urs soient maintenus, dans l’intérêt de l’enfant »[7]. Elle indique par ailleurs que le projet pour l’enfant « prend en compte les relations personnelles entre les frères et sÅ“urs, lorsqu’elles existent, afin d’éviter les séparations […] »[8].
Ces dispositions législatives viennent mettre le droit français en conformité avec l’esprit de la Convention internationale des droits de l’enfant (1989), qui, bien qu’elle ne fasse pas directement mention des relations fraternelles, établit clairement le droit de l’enfant à grandir dans son milieu familial et rappelle qu’il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de garantir la préservation de ses relations familiales. Dans le cas des enfants privés de protection parentale, les lignes directrices[9] préconisent que « les frères et sœurs avec des liens avérés ne devraient en principe pas être séparés dans le cadre de la protection de remplacement, à moins qu’il existe un risque évident d’abus ou une autre justification dans l’intérêt supérieur de l’enfant. »
Bien que la France fasse partie des rares pays européens à avoir inscrit la non-séparation des frères et sœurs dans son droit, il aura fallu attendre 2019 pour que cette approche soit consolidée sur le plan politique, avec la stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance 2020-2022 qui cherche à renforcer l’offre d’accueil destinée aux fratries[10]. Désormais, la préservation des liens de fratrie constitue un droit pour chaque enfant en droit français, droit auquel il ne peut être porté atteinte que si cela est contraire à son intérêt. Le projet de loi relatif à la protection des enfants, adopté par l’Assemblée nationale en juillet 2021 et qui sera prochainement examiné au Sénat, souhaite renforcer ce droit. Il inscrit au code civil l’obligation d’accueillir l’enfant confié à la protection de l’enfance avec ses frères et sœurs, sauf si son intérêt commande une autre solution.
…mais un droit encore loin d’être effectif
Pourtant, sur le terrain, les décisions de maintien des frères et sÅ“urs ensemble ou de leur séparation au moment de l’accueil en protection de l’enfance se prennent encore aujourd’hui bien plus souvent en raison d’impératifs logistiques que dans l’intérêt des enfants. La « pénurie de places adaptées », comme le soulignait la mission d’information sur l’Aide sociale à l’enfance en 2019[11] ainsi que l’absence d’offre variée rendent très difficile le respect de ce droit.
Par ailleurs, d’autres freins restent encore à lever. Il est encore complexe aujourd’hui d’obtenir des informations chiffrées sur les fratries, compliquant l’objectivation du manque de places adaptées. Une enquête-flash, -l’une des rares sur le sujet-, lancée par l’ODAS[12] en 2010 auprès de 46 départements, montrait que pour 65% des départements, l’accueil des fratries n’était pas une orientation de la politique départementale de protection de l’enfance explicitement inscrite dans leur schéma. L’absence de stratégie départementale concernant l’accueil des fratries, bien que de nombreuses avancées aient pu être constatées à ce niveau, rend ainsi ardue la collecte de données sur le sujet.
Et même lorsque la volonté de ne pas séparer les frères et sœurs est inscrite au rang des orientations politiques, il reste que l’accueil conjoint présente des difficultés structurelles. Une récente étude menée par l’Observatoire social de la Dases[13] et l’Observatoire parisien de la protection de l’enfance[14] sur le profil des enfants de 12 ans accueillis par l’ASE de Paris, soulève des difficultés repérées dix ans plus tôt par l’enquête de l’ODAS. Elle constate que les trois quarts de ces enfants font partie d’une fratrie et que plus de la moitié appartiennent à des fratries de trois enfants et plus, de laquelle ils se retrouvent le plus souvent séparés au moment du placement. Au-delà de la capacité à prendre en charge sur un même lieu des fratries nombreuses, ce constat pose plus généralement la question de la complexité de l’accueil des frères et sœurs. Les départements se heurtent en effet à différents obstacles : d’une part, l’accueil des frères et sœurs n’est pas toujours simultané, d’autre part, le choix du lieu d’accueil peut être guidé par les besoins spécifiques de chaque enfant (établissements spécialisés, projets spécifiques). Il est par ailleurs important de noter que, lorsque l’accueil de la fratrie dans un même lieu d’accueil est effectif, il peut cacher des réalités diverses. Des fratries peuvent ainsi être accueillies au sein d’une même structure mais sans partager un quotidien, ou n’être accueillies que de manière partielle sans réelle mise en œuvre d’un projet d’accompagnement du lien fraternel dans la durée.
Développer une expertise pour transformer l’essai
Outre la nécessité de proposer une offre variée et adaptée aux besoins des fratries, il est essentiel de développer parallèlement une expertise sur l’accompagnement des relations fraternelles dans la durée. Un changement dans les pratiques se doit d’être opéré afin de répondre au mieux aux besoins fondamentaux de chacun des enfants de la fratrie. Car si la fratrie peut être une ressource, elle peut aussi se révéler source de souffrance.
Forte de son expérience d’accueil de frères et sœurs depuis 1956, SOS Villages d’Enfants engageait en 2006 une démarche de recherche[15] sur le thème de la fratrie, avec pour objectifs d’analyser ses pratiques professionnelles, de capitaliser sur l’expérience acquise et de soumettre son expérience au regard de chercheurs. Au cours des années suivantes, une série de recherches et d’études ont permis d’apporter des connaissances sur les fratries accueillies et les enjeux de leur accueil.
L’association dispose donc aujourd’hui d’un corpus de connaissances et d’outils à disposition des professionnels pour observer et décrire en équipe la qualité des liens fraternels à l’œuvre.  L’observation au quotidien de ces liens contribue à repérer leurs effets potentiellement déstructurants et à identifier les leviers pour renforcer la dimension sécure des relations fraternelles afin d’accompagner au mieux leur évolution dans la durée, pour que les enfants y puisent les ressources nécessaires. L’apport des divers travaux de recherche, le savoir-faire mis en œuvre au quotidien et surtout un projet associatif tourné vers et pour la fratrie ont permis au cours des 65 dernières années aux équipes de SOS Villages d’Enfants de faire évoluer leurs pratiques professionnelles pour garantir l’effectivité du droit au plus près des besoins des enfants.
Observer et qualifier la qualité des liens fraternels : une démarche au service des besoins fondamentaux des enfantsÂ
Accueillir les fratries en villages d’enfants SOS, c’est être à même d’identifier les ressources du lien fraternel que l’enfant pourra mobiliser mais également de repérer les situations fraternelles qui sont sources de souffrance et susceptibles de nuire à son développement individuel. Un travail préalable à la décision d’admission conjointe est donc incontournable. Il s’agit, dans un premier temps, d’étudier les dossiers d’admission et d’en faire une évaluation précise, en prêtant une grande attention à la dimension ressource de la fratrie mais également aux liens fraternels dysfonctionnels. La communauté scientifique reconnait trois fonctions principales à la fratrie : une fonction d’attachement et de sécurité ; une fonction de suppléance familiale et une fonction d’apprentissage des rôles sociaux. Outre ces fonctions d’étayage et de soutien, les recherches ont permis d’identifier des points de vigilance ; certaines formes de violence intra-fraternelle, et plus particulièrement l’inceste entre frères et sœurs, sont notamment considérées comme des contre-indications à l’accueil conjoint des fratries.
Ce travail d’observation en amont se heurte néanmoins souvent à la pénurie d’informations sur les liens fraternels dans les dossiers de demande d’admission. Un travail de sensibilisation et de formation à l’accueil des fratries en protection de l’enfance auprès des structures d’accueil mais également des services garant du parcours de l’enfant, gagnerait à être mené, afin d’adosser les prises de décision à une connaissance plus fine de l’histoire familiale et des liens fraternels.
Suivre et accompagner l’évolution du lien fraternel : un étayage au quotidien
Accompagner les liens fraternels dans la durée nécessite un savoir-faire des professionnels, afin que ces liens puissent devenir, pour chaque enfant, un support de résilience pendant la période de prise en charge et au-delà , des recherches ayant démontré que la fratrie peut constituer une véritable ressource à l’âge adulte[16].
L’accueil en village d’enfants SOS, la découverte d’un nouvel environnement conduisent en effet les enfants à devoir gérer une part d’inconnu et posent une rupture dans le fonctionnement relationnel familial. De nouveaux liens, moins figés par les traces du passé commun de la fratrie, peuvent commencer à se créer et une autre histoire fraternelle peut alors débuter. Mais la séparation d’avec les parents ne modifie pas mécaniquement le mode d’interactions construit antérieurement, ces derniers demeurant le « chef d’orchestre » dans le jeu des relations fraternelles. Même lorsque l’éloignement des parents est favorable à l’émancipation des enfants, celle-ci peut être vécue comme une trahison à l’égard de la famille par les parents et par les enfants eux-mêmes. Il revient alors aux équipes accueillantes, dans cette période de tâtonnements, d’être attentives, à l’écoute et disponibles pour faciliter et accompagner la construction de nouveaux repères. Il s’agit de travailler à la possibilité pour les enfants d’échapper à une histoire écrite à l’avance et à l’émergence d’une nouvelle dynamique familiale, en les accompagnant dans leurs relations à leurs parents mais également, lorsque c’est dans l’intérêt des enfants, en accompagnant les parents eux-mêmes, lorsqu’ils acceptent d’être impliqués.
Parallèlement, le lien fraternel, considéré comme une ressource potentielle pour l’enfant, ne doit pas se faire au détriment d’un travail d’analyse des besoins fondamentaux de chaque enfant, et notamment de son besoin d’individuation. Si les enfants d’une même fratrie possèdent une histoire commune, chaque membre a un vécu, un ressenti de cette histoire qui lui est propre. Tout l’enjeu est alors d’accompagner la dynamique fraternelle, en inscrivant chaque enfant dans un projet individuel. L’articulation individu-fratrie peut être complexe à mettre en Å“uvre car chaque membre d’une fratrie n’a pas les mêmes besoins au même moment. D’autre part, la situation d’accueil questionne la place et le rôle assigné à chacun au sein de la famille. Il est nécessaire que chaque enfant prenne le temps pour s’autoriser à investir de nouvelles modalités de relations dans sa fratrie et avec les adultes afin qu’un travail de d’individuation commence. Du côté des professionnels, doit se mettre en place un accompagnement permettant une prise en charge différenciée et évolutive, adaptée aux besoins des enfants. Ce sont les regards croisés sur la situation de chaque enfant et les observations du quotidien qui garantiront la proposition de réponses personnalisées et au plus près de ses besoins, favorisant sa construction identitaire et son bien-être. Les accompagnements aux rendez-vous extérieurs, le choix des activités extrascolaires, des vacances, les invitations des copains sont autant de moments pour que chacun se sente reconnu en tant qu’individu. La participation de l’enfant à la conception de son projet individuel donne également un sens à sa prise en charge et lui permet de se percevoir davantage comme un individu singulier, et non uniquement comme un membre de la fratrie. C’est ce travail quotidien d’ajustement permanent entre le groupe et l’individu qui permettra de créer une autre partition, autorisant l’enfant à renégocier sa place dans la fratrie.
Si aujourd’hui le cadre législatif est plutôt favorable à l’accueil conjoint des frères et sœurs et le principe de non-séparation inscrit comme un droit, il existe encore d’importantes difficultés structurelles à surmonter pour qu’il soit effectif, et surtout qu’il repose sur une véritable expertise du lien. L’engagement de la stratégie nationale lancée par Adrien Taquet en 2019 de créer 600 nouvelles places d’accueil adaptées aux besoins spécifiques des enfants pris en charge, et notamment des fratries, est un premier pas en ce sens. Il reste maintenant à appeler à ce que cet engagement soit accompagné d’un ambitieux travail autour de l’accompagnement des relations fraternelles.
[1] Le Parlement des enfants est une opération organisée par l’Assemblée nationale avec le ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports, l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger et la Mission laïque française. Elle offre aux élèves de CM2 la possibilité de découvrir la fonction de législateur. Ils sont ainsi invités à rédiger, sous la conduite de leurs enseignant(e)s qui les accompagnent dans cette réflexion, une proposition de loi, au terme d’une discussion qui doit leur apprendre ce qu’est le débat démocratique.
[2] Loi n° 96-1238 du 30 décembre 1996 relative au maintien des liens entre frères et sœurs
[3] Article 371-5
[4] Loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance
[5] Modification de l’article 375-7 du Code civil
[6] Loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant
[7] Article L221-1 du CASF
[8] Article L223-1-1 du CASF
[9] Lignes directrices relatives à la protection de remplacement pour les enfants, résolution adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en 2009
[10]La stratégie annonce la création de « 600 nouvelles places d’accueil pour répondre aux besoins spécifiques des enfants placés notamment dans les cas de fratries (2022) ».
[11] Rapport d’information par la mission d’information sur l’aide sociale à l’enfance présenté par les députés Alain Ramadier et Perrine Goulet le 3 juillet 2019
[12] Observatoire national de l’action sociale
[13] Direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé
[14] « Avoir 12 ans à l’Aide sociale à l’enfance de Paris », 2020
[15] Scelles R., Favart E., Pinel-Jacquemin S., Cheron J. (2008) : Accueil conjoint de fratries, analyse de la littérature en sciences humaines et sciences sociales. Rapport de recherche pour SOS Villages d’Enfants.
Scelles R., Dayan C., Cheron J. (2008) : Analyse des pratiques des équipes des villages d’enfants SOS concernant l’accompagnement des fratries pendant leur placement. Rapport de recherche pour SOS Villages d’Enfants.
Scelles R., Zaouche G. (2010) : Améliorer l’accompagnement des enfants pendant le placement : pour une meilleure analyse de la dimension fraternelle, projet en partenariat avec les Universités de Toulouse et de Rouen. Rapport de recherche pour l’Observatoire National de l’Enfance en danger (ONED).
[16] Constantin-Kuntz M., Crost M., Dumaret A., (2006) : Devenir à l’âge adulte des jeunes placés avec leur fratrie au village d’enfants de Marseille. Rapport de recherche pour SOS Villages d’Enfants.