Ils ont 19 ans, 30 ans ou 50 ans et, un jour, ces anciens enfants confiés ont décidé d’aller consulter leur dossier ASE. La plupart ne savaient pas trop à quoi s’attendre, mais tous entre- prenaient la démarche pour mieux connaître leur histoire et mieux se connaître eux-mêmes. Un espoir souvent déçu, voire source de souffrances, tant ce qu’on y trouve (rapports éduca- tifs, comptes-rendus d’audience, procès-verbaux, documents administratifs, données médicales…) occulte ce qui fait l’essentiel d’une vie : le quotidien. Celui des joies, des colères, des vacances, des copains, des doudous préférés, des comptines écoutées, des dessins réalisés à l’école… De tout cela, le dossier ASE ne conserve souvent que très peu de traces. Et pour cause, sa vocation n’est pas là. Faut-il se contenter de ce triste constat ? Des choses peuvent changer pour remettre ce passé au présent. Certains acteurs s’y emploient, conscients que notre histoire, si précieuse pour l’avenir, s’est tissée dans une mul- titude de petits riens qui comptent beaucoup.

 » J’ai eu l’impression d’être un rat de laboratoire, voilà l’un des sentiments que m’a donnés la consultation de mon dossier ASE, explique Farha, 23 ans, avec un peu de tristesse dans la voix. Comme si des cases avaient été remplies : ‘Est-ce que le rat est propre ? Est-ce qu’il mange bien ? Est-ce qu’il participe à la vie commune ? ’. Parfois, heureusement, quelques phrases montraient que j’avais aussi été regardée comme être un humain, agréable cultivée, souriante… » Les mots de Farha sont durs. On ne peut pourtant pas la taxer d’être en conflit avec l’ASE puisque cette jeune femme intellectuellement brillante (elle entra à la fac à 15 ans) a choisi d’y travailler. « Je suis éducatrice spécialisée dans les placements à domicile, rattachée à une MECS des Pyrénées-Orientales », poursuit-elle. Elle se garde toutefois de parler de son long parcours en protection de l’enfance avec les parents ou avec ses collègues. « Cela évite que l’on se demande si j’adopte bien une posture professionnelle ou bien si j’ai celle d’une personne concernée », explique-t-elle.

Farha connaît donc la protection de l’Enfance de l’extérieur et de l’intérieur. Suivie à domicile dès sa naissance, elle a été confiée à ses 7 ans, passant de foyers de l’enfance en familles d’accueil en Normandie puis en Dordogne. « J’ai le souvenir d’une jeunesse à me trimballer des cartons et des valises, toujours sur le qui-vive, ignorant où je serai après-demain. » Une histoire morcelée qu’elle a cherché à mieux cerner en allant consulter son dossier ASE à ses 19 ans. « Entre mes 13 ans et mes 16 ans, j’ai été suivie par un psychiatre qui m’a surmédicamentée. J’ai perdu des souvenirs et j’ai aussi d’autres ‘blancs’ sans doute liés à des traumas. J’espérais rattacher des morceaux du puzzle.»

Plus de 8 mois passèrent entre sa demande de consultation du dossier et le rendez-vous au service du département. « Correspondance avec les juges, mesures d’assistance éducative, bilans, quelques lettres… Ce dossier était gros, sans doute à cause de mes nombreux placements et de mes longues années passées en protection de l’enfance », suppose Farha. Pourtant, elle ne s’est pas reconnue dans cette masse d’informations, notamment parce qu’à aucun moment sa parole n’a été retranscrite. Sa lecture l’a aussi souvent choquée par les jugements portés sur elle, mais aussi, ajoute-t-elle, « par les conneries et les erreurs » rapportées. « J’ai, par exemple, découvert qu’on s’était opposé à un placement pérenne en famille d’accueil en évoquant un risque de conflit de loyauté avec ma mère. Cela m’a ulcéré parce qu’au contraire, j’aurais rêvé de stabilité ! » Dans son travail aujourd’hui, l’éducatrice spécialisée garde toujours en tête que ses écrits seront peut-être un jour lus par les enfants qu’elle accompagne. « Je veille à ne pas avoir de jugement de valeur. Je pèse mes mots pour être totalement objective, ma formation m’y a d’ailleurs sensibilisée. ». La jeune femme regrette aussi beaucoup de n’y avoir trouvé aucun élément de sa vie quotidienne, particulièrement des photos d’elles. « J’en ai deux ou trois avant mes 4 ans puis plus rien jusqu’à mes 15 ans, lorsque j’ai eu mon premier smartphone. J’ignore donc à quoi je ressemblais. J’ai participé à des spectacles, fait des compétitions de basket, fêté des Noëls, des anniversaires… Nos éducateurs prenaient pourtant des photos de ces moments-là. Cela m’aurait aidé à tourner une page de savoir que quelque part, des traces de mon histoire existent. » Farah est allée les chercher dans sa MECS, mais a découvert que tout avait disparu, à l’exception des rapports éducatifs. « Les MECS ne sont pas juste des toits, ce sont des lieux de vie et d’éducation. Mais sans traces c’est un peu comme si cela n’avait jamais existé. »

LE DOSSIER N’EXISTE PAS TANT QU’IL N’EST PAS DEMANDÉ

Ce manque d’éléments de vie du quotidien dans les dossiers ASE, Farha n’est pas la seule à le constater. Et pour cause, ce dossier est avant tout une sauvegarde administrative. La consultation de leur dossier ASE est souvent décevante, car les anciens enfants confiés vien- nent y chercher des réponses qui n’y sont pas ou alors de manières déformées.

« Ce qu’on appelle le dossier ASE c’est en réalité trois sous-dossiers que les services des départements reconstituent lorsqu’ils reçoivent une demande de consultation », explique Bérangère Novel, responsable enfance adoption de la direction générale de l’Action Sociale du département de l’Ain. « Ces trois dossiers sont, à gros trait, un dossier médical, un dossier administratif (courriers, convocations, décisions de justice, rapports, mesures éducatives, documents relatifs au contrat jeunes majeurs, correspondances…), et une série de documents judiciaires (ordonnances de reconduction de placement, rapport, audience, échanges entre le tribunal et les services de pro- tection de l’enfance). S’y ajoutent des documents qui proviennent du ‘Dossier Établissement’ qui viennent donc des lieux d’accueil, lorsque les enfants ne sont pas pla- cés en familles d’accueil. » Si les grands principes sont communs, les pratiques, les archivages ou encore les méthodes de consultations diffèrent beaucoup d’un département à l’autre. Cela explique que certains concernés se retrouvent avec des dossiers très complets et d’au- tres beaucoup moins.

Lorsqu’un ancien enfant accueilli demande à consulter son dossier, les départements doivent donc d’abord le constituer en allant piocher les documents dans les archives départementales. Et selon les départements la mise en forme du dossier est plus ou moins poussée.

« De notre côté, nous effectuons un gros travail en amont du rendez-vous, explique Isabelle Rivière, psychologue du département de l’Ain. Ainsi, nous remettons les documents dans l’ordre chronologique et nous les classons par thématiques afin de rendre la lecture compréhensible.

Il y a beaucoup d’erreurs de classement et c’est même parfois des documents d’autres familles que l’on trouve dans les archives. Cela doit évidemment être écarté. » Les départements sont aussi tenus de masquer, « caviarder », tout ce qui concerne les frères et les sœurs, tout ce qui peut porter préjudice à un tiers, mais aussi les demandes de confidentialité (par exemple, un voisin qui aurait fait un signalement et demandé l’anonymat). Lorsqu’elle accueille quelqu’un en consultation de dossier, Isabelle Rivière le prévient systématiquement qu’il ne trouvera pas tout ce qu’il en attend. « Car, il y a peu de choses qui relèvent de son quotidien, or, c’est souvent ce qu’ils cher- chent tous d’une manière plus ou moins consciente.»

DIS-MOI COMMENT TU T’APPELLES, JE NE TE DIRAI PAS QUI TU ES

Pour les dossiers les plus anciens, les manques sont parfois considérables. C’est ce qu’a vécu Nathalie, 52 ans, qui n’a d’ailleurs appris l’existence du dossier ASE qu’en 2017. « Je suis allée le consulter en 2021, après le décès de ma mère avec laquelle je ne parlais plus », explique-t-elle. Il y avait eu de lourdes défaillances dans les procédures judiciaires qui, assure-t-elle, l’avaient conduit à devoir vivre avec l’un des membres de sa famille qui n’était autre que son agresseur ! Nathalie espérait comprendre ce qui s’était passé, malheureusement son dossier ne compor- tait que 6 feuilles sans intérêt, actant sa sortie des dispositifs. La pochette encore bombée témoignait pour- tant qu’elle avait été un jour très remplie. Même si à l’époque, Nathalie ne cherchait pas spécialement des tra- ces de son enfance, elle aurait aimé en découvrir. « Je n’ai aucun document relatif à ma vie dans ma famille ou pendant mon placement. Je n’ai de moi qu’une unique photo à l’âge de 11 ans. J’aurais voulu trouver une photo à mon entrée dans un foyer pour jeunes filles à mes 15 ans, mes bulletins de notes et plus encore les petites histoires que j’écrivais toute petite pour mon père, décédé avant mes 11 ans. Cela peut paraître idiot, mais se construire sans support de son passé, sans dessins, sans photos, sans jouets, sans nos créations à l’école… c’est compliqué. Cela m’a manqué comme l’amour familial m’a manqué. » Évidemment, pour ses deux garçons, aujourd’hui de jeunes adultes, Nathalie a conservé des tas de souvenirs dans des car- tons, notamment des photos qui, dit-elle, sont « l’ADN de nos moments de vies. D’ailleurs, même avec des photos notre mémoire nous joue des tours ; ‘c’était quand, c’é- tait où ? ’, se demande-t-on souvent. Alors sans photo, c’est le passé lui-même qui n’existe pas. »

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